Laissons à Alain Daill le soin de nous présenter ce document qui sera exposé à la bibliothèque de Montesquiou tout ce mois d'avril.

"Nous  ne nous rencontrons pas souvent, mais nous avons toujours du plaisir lorsque cela arrive. Une amitié discontinue, mais toujours aussi forte. La semaine dernière, nous nous sommes croisés sur la place du village. Le café venait d'ouvrir et nous sommes allés boire un verre. Nous avons bavardé de choses et d'autres. Du village. De ce qu'il avait été, du temps ou il y avait trois ou quatre cafés, une boucherie, une charcuterie, deux épiceries, un garage, deux maréchaux-ferrants, le cordonnier, le marchand de grain, deux coiffeurs, une Perception et que sais-je encore... Et de l'école qui était là où maintenant se trouvent les pompiers et qui comptaient quatre classes, filles et garçon séparés, bien sûr,. Ne dit-on pas que vingt-cinq enfants virent le jour sur la commune de Montesquiou en 1949 ?
Toute cette vie enfuie. De la nostalgie ? Non. Pas vraiment. Il y a tant d'années que j'ai quitté le village. Les souvenirs se diluent dans nos mémoires comme les couleurs se pastellisent sur une vieille carte postale.


Il me parla de la grande maison où il avait vécu toute son enfance. Et qu'il venait de déménager. Mais surtout de sa découverte.
Quel ne fut son étonnement lorsqu'il ouvrit le petit carnet de maroquin rouge. Il l'avait reconnu immédiatement. Depuis toutes ce temps, il l'avait cru à jamais égaré. Il l'avait complètement oublié. Il l'avait trouvé là, coincé au fond d'un tiroir, dans un vieux meuble à moitié vermoulu dans cette grande maison qui était maintenant mise en vente.
Son père était instituteur et directeur de l'Ecole.  Il avait pris sa retraite à la fin des années 60. Un hussard de la République, un authentique, dont la mission civique, quasiment sacrée, était d’instruire le peuple,  instruction obligatoire, gratuite et laïque. Bref, un super instit à l'ancienne.
Bon maître certainement, mais surtout excellent chasseur et pêcheur. Du mois de juin au printemps, précédé par son setter anglais, pas un jour qu'il n'ait parcouru un chaume, qu'il n'ait exploré un roncier, battu un bois et, l'hiver venu, attendu de longues heures à l’affût des palombes sous un grand chêne. Il connaissait toute la campagne et toute la campagne  connaissait le Maître. D'ailleurs, pas une ferme où il n'ait acquis quelque habitude. Et c'est vrai qu'il y avait du monde dans nos campagnes, dans ce temps-là.
La saison de chasse terminée, il troquait son Verney-Carron, un douze qui tirait sacrément juste, pour les cannes à pêche.
Le petit carnet en maroquin rouge était devant nous, sur le comptoir.

- " Ouvre-le", dit mon ami. Je feuilletai au hasard. Toute les pages étaient noircies d'une fine écriture, une belle calligraphie, une sorte de livre des comptes sur lequel le père de mon ami avait méticuleusement  noté jour après jour, colonne après colonnes, ses tableaux de chasse.

Jeudi 12 octobre 1946 : 25 bécassines, 39 cailles, 5 faisans, 2 bartavelles, une compagnie entière de perdreaux, 11 grives tia tia et 4 mauvis, 3 lièvres et 7 lapins et 20 kilos de cèpes
Dimanche 27 novembre : 19 palombes, 17 bécasses, 14 litornes, 4 gélinottes et un francolin.
Samedi 20 décembre : 14 sarcelles et 8 colverts 1 outarde et 3 poules d'eau.

Le tout à l'avenant.
- "Certes, c'était après la guerre, il y avait beaucoup de gibier. On l'avait laissé tranquille pendant cinq ans. Mais quand même." dis-je à mon ami. "Et toi ? Qu'est-ce que tu en penses" ?
- "Ce qui m'a mis la puce à l'oreille, comme dirait mon chien, c'est çà. Lis :"     

Page 49 : 10 juin 1947. Pont de l'Osse. Eaux troubles, mais pêchables. Vent sud-est; Pluie légère. 11 h. Un poisson-chat : 140 centimètres, 89 kilos

- "C'est possible, je dis à mon ami. Les silures ont été introduits en France dans les années 50, du vingtième siècle. Sacré chasseur, sacré pêcheur que ton père.
- "Tu ne vas pas le traiter de menteur, ce pauvre homme !  
- "Que Dieu ait son âme, comme le disait ma grand-mère."