Il y a fort longtemps, on avait dû l'appeler Cousture, Monsieur Cousture. Au fil des années, insensiblement, il était devenu le père Cousture et maintenant, tout le monde l'appelait Percouture.
Percouture n'avait qu'un bras. Le gauche. Deux à trois fois l'an, en plein été, au pire moment de la canicule, à l'heure la plus terrible lorsque le soleil brûlant est la verticale, le manchot descendait la côte, une canne à pêche sur l'épaule, une boite en bois en bandoulière. On ne connaissait pas son âge. Certains qui avaient le goût de l'exagération prétendaient qu'il avait plus de cent ans.
« Il a été gazé durant la Grande Guerre. Il n'a qu'un poumon… Le gaz moutarde, alléguaient-ils, d'un air entendu. Quant à son bras ? La gangrène … Au Chemin des Dames… Il n'y a que l'amputation dans ces cas-là », ajoutaient-ils en connaisseurs. Ce à quoi d'autres rétorquaient, tout autant au fait de la chose : « Balivernes. Son bras, il l'a perdu dans la moissonneuse-batteuse lors d'un dépiquage. Quand à son poumon ? Ce n’est pas faute de lui avoir dit de ralentir sur le gris !»
Enfin, si personne ne connaissait avec exactitude l'origine des infirmités du vieil homme, tous s'accordaient pour dire que c'était folie de partir à la pêche sous ce soleil de plomb, alors que les poissons comme les hommes n'aspirent qu'à une chose, faire la sieste à l'ombre.
Et pêcher ? Comment pêcher ? Attraper quoi ? Avec un bras ?
Percouture pourtant était un fin pêcheur. Il longeait la rivière, s'engageait vers le sentier qui dégringolait vers la Chute. D'un pas sûr, malgré l'âge, il avançait sur le mur glissant du barrage. Des tonnes d'eau s'engouffraient dans le déversoir et tombaient dans le bassin. Il s'asseyait sur sa boîte, insensible au fracas, coinçait sa canne entre les genoux. Il ouvrait le pick-up de son vieux moulinet, de sa main gauche dévidait le fil et le laissait aller. L'hameçon, minuscule tige de métal, disparaissait dans le tumulte. Alors Percouture moulinait. Accrochés à hameçon, il ramenait quelques brins d'une herbe aquatique, de l’herbe à cornes : du cornifle immergé qui se plaît dans les eaux vives. Il fixait quelques tiges à l'hameçon et relançait la ligne.
Le poisson mordait souvent à la queue du remous. Plus il faisait chaud, plus la pêche était bonne. Percouture était convaincu que le cornifle avait l'attrait d'une rafraîchissante salade pour les poissons qui souffraient aussi de la chaleur.
Quoi qu'il en soit, il en était persuadé et, folie ou pas, avec un bras, une fois encore, que le panier serait vite rempli. Pour le bonheur de la mère Cousture qui, depuis longtemps n’était plus là, mais qui adorait le poisson.
A. Daill-Labaye